Li Hao est un photographe expérimental, originaire de Taiwan. Il a vécu cinq ans en France, entre 2008 et 2013, et a étudié la photographie à Paris. Il fait partie des artistes invités dans le cadre de l’exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, jusqu’au 7 juin.

Li Hao y présente sa série « Le mécanisme répétitif ». Ses tirages ont été réalisés par Dahinden. L’artiste nous a accordé une interview, dans laquelle il nous explique certains de ses concepts, ainsi que sa technique consistant à accumuler plusieurs prises de vue sur un même négatif.


Combien de prises de vues sont nécessaires pour obtenir une de vos images ?

Pour la série « le mécanisme répétitif », j’ai eu recours à différentes méthodes de prise de vue. Pour certaines images, je prenais la même photo au même endroit plusieurs jours de suite, pour d’autres, je prenais des photos de lieux différents au cours de la même journée. Ainsi, l’image du supermarché exposée au Jeu de Paume a été obtenue en prenant des clichés dans 7 ou 8 supermarchés différents à Taiwan, au cours de la même après-midi. Pour une autre image, réalisée à la gare de Lyon, j’ai pris une photo par jour au même endroit 16 jours de suite, en me limitant à un seul cliché par jour. Une façon d’imiter le comportement routinier des travailleurs de bureaux, qui reviennent chaque jour à ce même endroit, pour reprendre le même bus ou le même train, pour se rendre toujours à la même destination, où ils vont faire toujours les mêmes choses. Je voulais mettre en évidence le côté répétitif de ces vies, j’ai donc pris les photos chaque jour à la même heure, durant les heures de pointe. Une sorte de performance artistique en soi, où le concept, le processus de prise de vue étaient plus importants que le résultat obtenu.

Exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, en partenariat avec Dahinden. L'image fait partie de la série "Le mécanisme répétitif" du photographe Li Hao

© Li Hao


Au maximum, j’ai rassemblé jusqu’à 16 clichés sur le même négatif, ce qui a exigé un calcul rigoureux du temps de pose, car avec un temps normal d’exposition, le film aurait été surexposé. En extérieur, je devais aussi mesurer à chaque fois la luminosité, qui change chaque jour, afin de faire un calcul pour adapter le temps d’exposition en conséquence.

De nos jours, chacun peut prendre des photos régulièrement avec son téléphone, sans difficulté. Mais il est rare de se poser des questions sur la manière dont nous prenons des photos, et en quoi cela a une influence sur nos vies. J’essaye de faire de la prise de vue un rituel afin d’évoquer le quotidien, contrairement aux images que l’on peut voir sur snapchat par exemple, qui sont des instantanés que l’on pourrait capturer avec n’importe quel appareil photo.

Pourquoi avoir choisi ces endroits en particulier ?

L’idée principale derrière ce concept est d’évoquer la vie moderne, le monde d’après la révolution industrielle. J’ai choisi en priorité des lieux de transport car à mes yeux, le capitalisme a commencé avec l’invention de la machine à vapeur, qui a facilité le déplacement des marchandises. Le capitalisme a engendré une vie répétitive, où l’on doit gagner de l’argent pour subsister, avec l’idée que la richesse apportera une vie plus heureuse. Les notions d’efficacité, de productivité nous ont fait renoncer à certaines de nos valeurs.

Exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, en partenariat avec Dahinden. L'image fait partie de la série "Le mécanisme répétitif" du photographe Li Hao

© Li Hao


J’ai aussi pris des photos de supermarchés car je trouve qu’ils représentent parfaitement ce monde capitaliste. Ce sont des endroits particulièrement intéressants, notamment en ce qui concerne la façon de présenter les marchandises. La disposition des produits sur les étalages peut nous pousser à consommer une marque plutôt qu’une autre, par exemple en mettant les produits les moins rentables en bas des rayons. Il y a toujours une raison, un mécanisme sous-jacent qui fait qu’un produit sera placé à tel endroit plutôt qu’à un autre. J’observe aussi les ressemblances frappantes que l’on peut retrouver d’un supermarché à l’autre, notamment dans la façon dont ont été réfléchis les parcours d’achat ou les modes de paiement. Tout cela ne doit rien au hasard, et a été très bien pensé par de grandes entreprises, qui ont étudié nos habitudes et nos réactions. Nous prenons rarement le temps de nous questionner à ce sujet lors de nos achats, alors qu’à l’intérieur de ces supermarchés, il existe des enjeux de pouvoir et de manipulation des esprits, dont nous ne sommes pas toujours conscients.

J’ai par ailleurs pris des photos de chantier, pour montrer qu’une ville possède sa propre vie. Quinze jours de suite, sur le même négatif, je prenais une photo d’un immeuble en cours de construction, qui changeait donc d’aspect sur chaque cliché. Les immeubles anciens sont détruits pour être remplacés par des bâtiments plus modernes. Pourquoi en construire de nouveaux ? On retrouve là encore cette notion de l’efficacité, de maximiser le nombre d’individus pouvant être accueilli au sein d’une même structure. Ces changements sont graduels, en général on ne se rend pas compte de cette évolution, ou seulement bien plus tard, quand le paysage entier a été modifié. Et c’est souvent grâce à des photos que l’on peut se rendre compte de cette métamorphose, que l’on peut réaliser à quoi ressemblait une ville quelques années en arrière.

Exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, en partenariat avec Dahinden. L'image fait partie de la série "Le mécanisme répétitif" du photographe Li Hao

© Li Hao


À Taiwan, il existe de nombreux immeubles avec des barreaux aux fenêtres, comme dans les prisons. Ces barreaux sont installés afin de protéger les habitants contre d’éventuels voleurs. Pourtant, Taiwan est considéré comme un des endroits les plus sûrs du monde ! Il y a très peu de vols, mais cela n’empêche pas les citoyens de vouloir se protéger derrière des barreaux. À mon sens, cela revient à s’emprisonner volontairement. Ces personnes vivent pourtant une existence répétitive, vont au travail chaque jour, pour faire les mêmes choses, pour gagner de l’argent afin de pouvoir se loger, et finalement, s’emprisonnent eux-mêmes…Une attitude que je trouve très représentative de nos vies modernes. C’est triste, mais nous pensons rarement à ce genre de choses, à la signification que peut avoir un tel choix.

« Un point de singularité »

Une sensation de vitesse se dégage de vos images, comme par exemple dans celle représentant un supermarché. Elles sont pourtant une suite de moments immobiles. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

J’apprécie particulièrement que vous me parliez de ce ressenti, merci pour cette question ! Cette vitesse que vous ressentez dans mes photos, c’est la vie, tout ce temps qui passe et qui ne reviendra jamais, et qui a souvent été gâché. Ce sont ces années qui défilent à toute vitesse, sans que l’on s’en rende compte. Je ne sais pas si vous avez vous aussi cette sensation, mais depuis que je suis adulte, j’ai l’impression que le temps passe de plus en plus vite, plus vite que lors de mon enfance. Votre sentiment est donc très juste, d’autant que j’ai volontairement réalisé ces photos en y faisant apparaître un point de fuite, afin de renforcer cette impression de vitesse. J’avais commencé à travailler sur cette série lors de mes études à Paris, après que mon professeur m’a apporté le livre de Gilles Deleuze « Différence et Répétition ». Un livre assez difficile d’accès pour moi, écrit entièrement en français. Mais ce livre m’a beaucoup apporté.

Dans la pensée de Deleuze, la répétition et la différence communiquent l’une et l’autre, elles sont interdépendantes. Sans la répétition, on ne peut pas observer les différences. Sans les différences, la répétition est incertaine. Selon Deleuze, c’est seulement grâce à la répétition que de nouvelles choses peuvent apparaître, c’est ce qu’il appelle « un point de singularité ». J’avais auparavant étudié la physique à Taiwan, des sujets comme le cosmos, l’univers, ainsi que le concept du « trou de ver », qui serait une sorte de tunnel, de raccourci entre deux univers, à l’intérieur duquel l’espace et le temps seraient altérés. Des notions que j’ai retrouvé dans la pensée de Deleuze, car ses théories sont basées sur les mathématiques, la physique, la sociologie… J’ai donc trouvé très naturel de m’inspirer de lui.

Exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, en partenariat avec Dahinden. L'image fait partie de la série "Le mécanisme répétitif" du photographe Li Hao

© Li Hao


Cette sensation de vitesse que vous avez ressentie, c’est un chemin qui vous transporte à l’intérieur de l’image, qui vous guide vers un point de singularité, et peut-être même vers un nouveau monde encore inconnu.

Pouvez-vous nous parler de vos projets plus récents ?

La série « Le mécanisme répétitif » est en réalité mon tout premier projet. J’en ai déjà réalisé 5 ou 6 autres depuis. Je vais vous décrire certains d’entre eux. Mes travaux sont toujours inspirés par les concepts développés dans « Différence et Répétition ». J’ai donc continué à développer des idées autour de la notion de répétition, de l’accomplissement de performances artistiques afin de créer des photographies. Par exemple, je possède une photo ancienne de ma famille, sur laquelle apparaissent mes grands-parents, mes parents, ma sœur et moi, tous ensemble. Je l’ai reproduite avec une photocopieuse de qualité médiocre, qui était à l’entrée d’une petite supérette. J’ai ensuite pris cette première photocopie, l’ai placé dans la machine afin de la photocopier à son tour, et j’ai recommencé ce processus encore et encore, une centaine de fois.

L’image obtenue était de plus en plus difforme, avec un bruit de plus en plus prononcé, jusqu’à ce qu’il devienne impossible de voir qui était représenté sur cette photo. Les visages avaient disparu peu à peu, étaient devenus des formes abstraites. J’ai ensuite réalisé une animation à partir de ces images, en les faisant défiler à l’envers, en partant de la dernière photocopie de la série, la plus déformée, sur laquelle on pouvait à peine distinguer que des personnes apparaissaient. Puis, au fur et à mesure que les images de la vidéo défilent, on finit par se rendre compte qu’il s’agit d’une photo de famille. La dernière image à apparaitre est l’originale, la photo de ma famille.


Dans un autre projet, j’ai encore apporté de nouvelles idées, toujours en cherchant à jouer autour de la notion de matérialisme de l’image. Aujourd’hui, la plupart des images sont vues sur des écrans, de téléphones, d’ordinateurs…De profonds changements sont intervenus dans le domaine de l’imagerie, dans notre manière de prendre des photos, mais aussi de les regarder et de les diffuser. Il y a longtemps, lorsque la photographie fût inventée, prendre une photo d’une personne nécessitait un temps de pose de 20 ou 30 minutes, durant lesquelles la personne devait rester immobile. Pouvoir reproduire l’image d’une personne sur une plaque de verre ou de métal, ou sur du papier, semblait quelque chose de magique. De nos jours, malgré les nombreuses évolutions intervenues dans le processus de création d’une image, nous continuons trop souvent à accorder de la confiance à ce que l’on voit, à « croire » aux images autant qu’autrefois. Nous pensons encore qu’elles reflètent la réalité, alors que beaucoup d’images sont remaniées, voire entièrement retravaillées sur photoshop.

Je pense que nous avons vraiment besoin de réfléchir davantage à tous ces changements, à toute cette technologie, à ce que les images sont devenues et à ce que cela implique. Dans la continuité du projet évoqué à l’instant, où j’utilisais une photocopieuse, j’ai débuté une série centrée sur les photos d’identité. Ce type de photo me parait avoir fait son temps, et me semble assez inutile de nos jours. Avec les caméras dans les rues, la reconnaissance faciale, vous pouvez être identifié à tout instant. Plus besoin de photos d’identité, alors que le processus de reconnaissance est devenu automatique, contrôlé et calculé par des algorithmes.


Alors, pour ce projet, j’ai pris une de mes photos d’identité, que j’ai sauvegardée sur le cloud avant de la télécharger sur mon téléphone. J’ai alors pris une photo de mon écran de téléphone sur lequel apparaissait cette image, que j’ai à nouveau sauvegardée sur le cloud, et j’ai répété le processus, mais en faisant apparaitre à chaque fois l’image sur un écran différent : une tablette, puis un ordinateur, et ainsi de suite…là encore, on observe un visage qui se déforme de plus en plus, où les pixels sont de plus en plus flagrants, car ils s’accumulent en passant d’un écran à l’autre. C’est une notion qui me parait très importante dans le monde de l’image aujourd’hui. En effet, il est rare désormais de voir des images qui ne sont pas passées par le cloud, ou par internet, c’est désormais une étape presque incontournable dans la vie d’une image. Et cela me parait similaire à ce qui se produit dans nos vies. Nos vies, mais aussi nos identités, sont elles aussi connectées à la technologie. Elles en sont devenues inséparables. Cela me donne l’impression que nous nous transformons progressivement…en cyborgs, en quelque sorte. Qu’une part de non-humanité devient indissociable de l’humanité.

Nous pouvons aussi voir, sur les réseaux sociaux, des gens qui manipulent leurs propres photos. Donc, nous ne pouvons pas vraiment savoir à quoi ils ressembleraient si on devait les rencontrer en personne. Dans la réalité, serions-nous capables d’identifier des personnes que l’on croit connaitre seulement car nous les suivons sur facebook ou instagram ? Que connaissons-nous vraiment d’eux ? Sur instagram par exemple, chacun à tendance à mettre en avant les photos qu’il aime le plus, ou qui donnent l’impression d’une vie passionnante et riche en rebondissements. Mais la tristesse, les faiblesses, les chutes, les mauvais côtés des personnes apparaissent très rarement. Donc, à travers la technologie et internet, on peut seulement voir quelques facettes d’une personne, qui sont manipulées et déformées. C’est pour cela que j’aime particulièrement cette idée d’une performance artistique pensée autour de la répétition, et visant à rendre mes images difformes, afin qu’elles deviennent abstraites, que l’on ne sache pas exactement ce que l’on regarde…et finalement, faire naitre une incertitude à propos de qui on est, d’où on est, et de ce que l’on est en train de faire. C’est ce genre de réflexions qui portent mon travail. Je suis donc ravi d’avoir été invité pour l’exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, qui a été pensée autour de concepts assez similaires à ceux que je développe.

« Le mécanisme répétitif » de Li Hao, à voir durant l’exposition « Le supermarché des images » au Jeu de Paume, jusqu’au 7 juin.

Le photographe Li Hao, devant une des images de sa série "Le mécanisme répétitif" affichée sur la façade de Dahinden

Li Hao, devant une des images de sa série « Le mécanisme répétitif », actuellement affichée sur la façade de Dahinden